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Une journée comme tant d'autres...

par Christian Frémont

 

     Six heures trente du matin n'étaient pas loin, je ne dormais plus mais attendais le tintement de la cloche. Cette maudite cloche qui rythmait notre vie du réveil au coucher. Ce matin-là, j'espérais encore qu'elle nous oublie ou que la main scélérate qui l'actionnait, pour une raison ou pour une autre, ne puisse accomplir ce geste chargé de tant d'oppression. Engourdis de sommeil, tous attendaient encore pour passer quelques secondes de plus dans la chaleur du lit. Le grand dortoir était totalement silencieux, personne ne ronflait, mais il y avait cette odeur !

Mon voisin, lui, n'avait certainement pas apprécié la fameuse blague du dentiste... car, le fond de son lit (au carré bien sûr) avait été farci aux sardines fraîches... L'omerta étant de rigueur sous peine de vengeance, il en était quitte pour dormir dans sa saumure jusqu'au prochain changement de draps, c'est à dire une semaine plus tard ... La blague du dentiste consistait, en effet, pour celui qui devait sortir se faire soigner les dents, à récolter quelques sous, parmi les autres pensionnaires, et discrètement à passer au marché au poisson, pour prendre quelques sardines. Evidemment, les complices devaient être des amis sûrs.

Ensuite, il fallait du courage pour trouver le moyen de faire un saut au dortoir afin d’accomplir le forfait. Et ce n'était pas facile, vu que le dortoir était au dernier étage ! Il y avait d’abord le hall à franchir malgré les rondes de Marcel... puis le premier étage et ses balustrades traîtresses ! Les tripes nouées, il fallait monter quatre à quatre, et en longeant le mur, les trois étages d’escaliers, puis se rappeler le lit du condamné, car tous les boxes étant identiques. Enfin, une fois la mise en place effectuée, il fallait redescendre sans attirer l'attention et, surtout, avoir un beau mensonge plausible en cas d'interception... toujours possible !

Hier soir, le pion n'avait rien vu ou rien dit, mais, ce matin, on aurait tous droit à l'interrogatoire. Comme personne ne se dénoncerait, nous serions tous punis dimanche et on se taperait toute l'après-midi le tour des remparts, en rang trois par trois et en silence... Pourvu qu'il pleuve ce jour-là !

Le battant martelait joyeusement cette imbécile de cloche qui se balançait toute heureuse sous son petit chapiteau. Les lumières blafardes des néons s'allumèrent avant son dernier tintement. Comme de bien entendu, nous devions aussitôt sauter du lit, sous peine de se faire virer le matelas par terre par notre bien-aimé "Fa-dièse". . .

"Fa-dièse", vous savez, celui qui est le plus prés du sol. Un des pions les plus haït du Collège pour son sadisme et sa DS Citroën. Un petit porcelet rondouillard, engoncé comme un sac à patates dans une tenue de clergyman maculé de tâches de graisses. Puant le tabac froid et assez dur de la feuille pour porter - soit disant - des lunettes à micro incorporé. Tout un poème !

Une fois levé, il fallait tirer les draps en bout de lit, ouvrir son armoire et courir devant les lavabos ou seul le robinet d'eau froide fonctionnait. Ce matin là, un chuintement parvenait à s'en échapper... les tuyauteries étaient gelées ! Qu'importe, c'était le jour des douches... La bonne douche de la semaine, l'unique moment d'intimité, rythmée une fois par semaine par le sifflet de l'Econome !

Evidemment, la voix cassante du Cerbère commença à questionner mon voisin de lit, un blondinet timide et nonchalant, qui n'avait pas, et pour cause, tiré ses draps suffisamment. C’était lui la victime ! Après quelques appréciations doucereuses sur notre conduite et notre franchise, nous eûmes droit au fameux "ça va coincher", mot préféré de ce pétulant surveillant et ce que nous appréhendions arriva. C’était le verdict prévu : « tous en colle dimanche... » Un beau dimanche en perspective ! Pour ma part j'eus l'infortune de sourire au moment ou il prononçait le fatidique "coincher" et récoltais vingt cinq vers latins de punition à réciter avant le soir, sous peine de colle le jeudi. Ça commençait à faire lourd, vu que j'étais déjà collé pour Tartuffe et pour Bouboule (avec qui je pouvais toujours négocier en échange de dix coups de baguettes sur l'arrière train)... La journée commençait bien. La séance du lit au carré fût plus longue que d'habitude et quelques armoires furent vidées sans trop d'égards.

Enfin, nous descendîmes les escaliers en longeant le mur vers la salle d'étude. Marcel faisait déjà les cents pas dans le grand hall obscur. En guise de bonjour, il nous adressa son regard glacial, histoire de nous rappeler que la rigolade n'était pas encore à l'ordre du jour aujourd'hui ! Là aussi, après la prière, nous eûmes droits à quelques réflexions de "ça coinche". Heureusement la porte de l’étude s'ouvrit et j'entendis Marcel prononcer mon nom. "ça coinche" dut se taire, et me laisser filer car Marcel m'avait appelé... Pas pour me punir... non, j’étais son servant de Messe... son secrétaire particulier ! Celui qui remplissait les bulletins de sortie, et à qui il offrait quelques pastilles ! Celui qui pouvait rester trois minutes dans son bureau pour échanger quelques phrases sur la dernière partie de foot contre les Cordeliers... Il m'offrit même un jour une de ses pointes Bic à l'encre violette que je n'ai jamais réussi à trouver dans le commerce... J'appréciais beaucoup ces moments de relative intimité, que ce soit dans le recueillement de la Messe ou quand il se détendait pour me parler dans son bureau.

Paradoxal, qu'il m'eût choisi, moi le turbulent, le frondeur, le chahuteur toujours collé pour indiscipline ! Combien de fois m'avait-il surpris à dessiner en cachette... J'avais l'impression d'être une souris prise dans les griffes de ce gros matou et je me prêtais à son jeu, car Marcel était un joueur ! Un vrai joueur, sous son air austère et dur. Il cachait bien son jeu et avait un humour fin et acéré. Il ne faisait pas rire mais sourire... Il me « couvait » autant pour me prendre en flagrant délit et me punir, que pour me demander de menus services. Un jour que je défendais un de mes points de vue, je vis que c’était peine perdue d'avance car, après m'avoir gratifié d'un regard polaire derrière ses lunettes d'écailles, il me répondit de sa voix grave et monotone: "Vos paroles glissent sur la carapace de mon indifférence et s'arrêtent à la gare de mon mépris" Puis, il me tourna le dos, me laissant au milieu du hall !

Comme prévu, cette journée qui aurait pu être comme tant d’autres, fut plus riche que d’habitude. D’abord, je récoltais un « prenez la porte » avec "Gressus", et une autre porte avec la chipie de prof d'espagnol. Puis, ce fut Marcel qui me surprit à parler à voix basse, au réfectoire le midi. Il me tira l'oreille pour me faire mettre debout durant tout le repas. Quant à Bouboule, il cassa sa baguette sur les trois sous-cul que j'avais glissé sous mon pantalon et me gratifia de cinquante vers latins supplémentaires. Enfin, l’après-midi, je tombais sur une pomme de douche qui était à moitié bouchée et je dus me rhabiller encore plein de savon. Au repas du soir, pour me servir, j'étais le dixième de la table, donc le dernier et je n'eus pas grand chose à manger. Enfin, au dortoir, je trouvais mon lit plein de gros sel. Là, je savais qui avait fait le coup, mais, pour me venger de cette bonne journée, une fois les lumières éteintes lorsque cette satanée cloche finit par se taire, je me levais discrètement et, armé de ma boite de cirage noir et de ma brosse, j'allais enduire tous les ronds de cuvette des WC. On verra bien demain !

Christian Frémont, fier d’être un Ancien du Collège de Saint-Malo - 1962 à 1969 -
 

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Dernière mise à jour :  04 mars, 2004  -  contact