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Le "Collège" avant 1902 !

Monsieur Jean Martin, Ancien Bâtonnier de l'Ordre des Avocats, nous a légué ici  un témoignage émouvant de la vie au "Collège" à la fin du 19ème siècle.

 

SOUVENIRS *

Les bâtiments avant 1902

"Raton" : Un autre "Marcel"

 

    Si de grands événements sont survenus qui ont bouleversé pour un temps la vie du Collège de Saint-Malo au cours du dernier demi-siècle, et si d'autres circonstances moins mémorables sont cependant dignes, elles aussi, de figurer dans ses annales pendant la même période, un fait matériel la domine qui s'impose à l'esprit des contemporains, comme il retiendra l'attention, dans l'avenir, des curieux de la petite histoire de la ville : c'est la transformation presque complète des locaux du vieil établissement et leur remplacement par les constructions actuelles qui ne laissent guère subsister aujourd'hui que des souvenirs dans la mémoire de ceux des anciens élèves dont les tempes ont blanchi depuis longtemps déjà.

Ah ! l'étonnante maison que serait aux yeux des jeunes de 1952 celle qui fut le Collège de Saint-Malo jusqu'à l'aube du présent siècle, et qu'il leur paraîtrait impossible de vivre une existence studieuse dans l'ancienne agglomération d'immeubles disparates où cependant nombre de générations lés ont précédés.

Comme à bord d'un navire où l'espace est mesuré, nos ancêtres avaient dû aménager un Collège pour leurs fils, en tirant le meilleur parti de la moindre parcelle utilisable d'une superficie tout à fait insuffisante. Les mêmes salles servaient alternativement pour la classe et l'étude, et la grève toute proche suppléait à l'exiguïté des cours aussi souvent que le permettait la marée.

Pour décrire l'intérieur de cet établissement scolaire, aussi original que la ville dont les remparts l'entouraient, il faudrait la plume de Chateaubriand trempée dans l'encrier dc Lamennais.

Ceux des anciens élèves qui n'ont pas vécu dans les vieux bâtiments et qui liront ces lignes, les croiront inspirées par la fantaisie de l'imagination, mais que les vétérans se souviennent.

Qu'ils se souviennent ceux-là qui ont traduit le Dialogue des Morts sous la férule de M. l'Abbé Magloire Trochu et ceux-là aussi dont l'esprit s'est ouvert à la grâce des odes d'Horace sous la direction de M. l'Abbé Placide Sorre, professeur attachant autant que latiniste distingué.

La 5ème ! C'était au rez-de-chaussée une sorte de réduit obscur situé à langue de la rue Mahé-de-la-Bourdonnais et de la ruelle Saint-Aaron aujourd'hui disparue. Il n'était éclairé que par deux ouvertures insuffisantes qui ne laissaient filtrer qu'une pâle lumière assombrie par les hautes constructions voisines.

Jamais un rayon de soleil n'avait pénétré dans cette pièce sans feu, au plafond recouvert d'une couche de poussière dont la lueur indiscrète de deux becs de gaz permettait de supputer le nombre des années.

On accédait là par un escalier qui, à lui seul, aurait justifié le classement de la maison parmi les monuments historiques. Il s'amorçait au premier étage, à l'extrémité d'un couloir sombre qui ouvrait à l'ouest sur la minuscule cour des grands.

A l'Est, cet escalier, chef-d’œuvre de l'architecture hélicoïdale et d'une hardiesse qui n'a jamais été dépassée, conduisait aux chambres de plusieurs professeurs qui avaient certainement dû pratiquer l'alpinisme ou servir dans la marine en qualité de gabiers avant de se risquer à une ascension dont les dangers n'étaient atténués que par une rampe et une corde placés là comme auxiliaires obligatoires des deux mains qui devaient s'y cramponner encore plus à la descente qu'à la montée.

Le couloir conduisait au rez-de-chaussée par un escalier en colimaçon lui aussi, et dont la cage ouverte sur un trou noir était précédée d'une barrière auprès de laquelle veillait le professeur à la descente des élèves. Cette précaution s'imposait pour éviter des bousculades facétieuses qui n'étaient pas seulement génératrices d'une ample distribution de vers grecs. Elles avaient aussi pour conséquence de rendre très compliquée l'évacuation de la spirale obscure où s'entassaient alors les corps mélangés aux livres et aux cahiers, le tout formant une masse compacte arrosée par le contenu de ceux des encriers qui n'avaient pas été hermétiquement fermés.

C'était là un spectacle qui ne se voyait qu'à Saint-Malo, dans le cadre des bâtiments d'un Collège sans doute, unique au monde.

Le local affecté à la classe de seconde ne le cédait guère en originalité à celui réservé aux élèves de 5ème. C'est très certainement la pièce que M. Georges Saint-Mleux a décrite dans son histoire du Collège en la qualifiant « de cave glaciale, mal carrelée, aux fenêtres assombries par d'énormes barreaux » et dont il ne pouvait dissimuler cependant qu'il la regrettait pour les souvenirs disparus avec sa destruction.

Ils obéissaient au même sentiment ces autres anciens élèves qui écrivaient à M. le chanoine Gallais, ancien principal, pendant la démolition des vieux bâtiments, pour le prier de leur réserver une pierre des murs de cette classe où ils avaient, non sans turbulence, mais avec le plus grand profit, suivi les leçons de M. l'abbé Sorre, resté présent à l'esprit de tous ceux qu'il a enseignés.

Est-il besoin de rappeler qu'en seconde pas plus qu'en 5ème la pièce n'était chauffée. Le froid y sévissait avec d'autant plus de rigueur que l'unique fenêtre aménagée dans la partie supérieure du mur aspecté à l'Est sur la rue Mahé-de-la-Bourdonnais était continuellement ouverte. La raison en était que M. l'Abbé Sorre bénéficiait d'un privilège particulier aux anciens habitants de Saint-Malo : le froid était pour lui une sensation inconnue, ce qui contribuait à donner un caractère très personnel à sa mince, droite et agile silhouette, car il ne portait jamais de douillette.

La probité historique oblige pourtant à reconnaître que, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, c'est-à-dire par des températures anormalement basses, « quand l'encre gelait dans les encriers », prétendaient les mauvais esprits, on faisait de louables efforts pour essayer de chauffer ceux des rares locaux qui étaient pourvus d'un de ces poêles ronds comme on en voyait à, l'époque dans les postes d'équipage, à bord des voiliers Terre-neuvas.

Ah ! Alors, c'était une cérémonie qu'après plus d'un demi-siècle, ceux qui en ont été les spectateurs n'ont pas encore oubliée. Parmi les nuages d'une fumée étouffante et sous les quolibets de leurs camarades, les préposés à l'allumage, les yeux larmoyants et la gorge desséchée, s'efforçaient de communiquer à quelques morceaux d'anthracite la flamme du contenu de la boîte à papiers. L'atmosphère ne tardait pas à devenir irrespirable. Pour éviter l'asphyxie, force était d'ouvrir portes et fenêtres, aux protestations de ceux dont les pupitres, placés trop près des Ouvertures, maudissaient les intempéries, dont l'humidité délayait l'encre sur leurs cahiers.

L'étude des externes qui ouvrait sur la cour des grands était celle qui convenait le mieux à ce genre de spectacle, car dans la partie des anciens bâtiments qui dépendait de l'hôtel Le Fer de Beauvais », celle qui existe encore, les locaux étaient beaucoup plus confortables.

C'est avec une vive émotion que les vétérans des anciens élèves revoient telles qu'elles étaient il y a cinquante ans les salles du second étage, affectées à la 3ème et à la 4ème. Celle-ci ouvrait ses fenêtres sur la cour dallée aujourd'hui destinée à la division des petits. Elle servait, il y a un demi-siècle, de cour de récréation aux « moyens » et aussi de cour d'honneur à l'Etablissement.

Que de souvenirs elle évoque chez les vétérans des anciens, alors surtout qu'elle est demeurée à peu près telle qu'ils l'ont connue autrefois.

C'était là qu'à la sortie de la grand'messe, le principal entouré des professeurs, proclamait le résultat des compositions. C'était, là aussi qu'avait lieu la réception des hauts dignitaires ecclésiastiques en visite à Saint-Malo. Ceux des vétérans qui voudront bien faire un petit effort de mémoire, se rappelleront le nom de certains de leurs condisciples de cette époque lointaine qui, destinés à un brillant avenir politique, ont débuté dans l'art des discours en souhaitant la bienvenue 'au nom de leurs camarades, aux Prélats et aux Princes de l'Église venus honorer le Collège de leur présence.

L'entassement de tous les élèves dans cette-cour de surface très restreinte, donnait aux cérémonies qui s'y déroulaient un aspect tout à fait particulier, mais dont ne s'étonnaient pas, les Malouins, habitués au resserrement de la vie entre les remparts de leur cité. La division des « petits » se massait dans l'angle Nord -Ouest, au pied du perron. Celle des « moyens » s'écrasait sous le porche du grand portail d'entrée. Quant aux « grands », ils se tassaient dans l'angle Sud où n'étaient pas situées que les cuisines, ce qui permettait de respirer là ces odeurs composites du Saint-Malo d'autrefois qui avaient offensé les narines délicates de Flaubert et qui parvenaient, un peu atténuées, au pied de l'escalier qui conduisait à l'appartement du-Principal. Sur les marches s'empilaient les parents des élèves qui désiraient assister à la proclamation du résultat des examens de leur fils.

Au second étage, près de la 4me classe, une autre salle était affectée à la 3ème, celle-ci éclairée à l'Ouest par deux fenêtres ouvrant sur les bâtiments de la rue Danycan qui servaient d'entrepôt à la Direction des Tabacs. Le mur de:cet immeuble avait, au regard des fenêtres de la 3', une destination tout à fait particulière. Il servait de point de chute à des projectiles en papier mâché auxquels étaient suspendus par des fils, des pantins quelquefois coloriés et qui tous n'étaient pas anonymes. C'était un plaisir de voir cette armée de petits bonshommes qui égayait l'austère façade administrative en se balançant au gré des vents, et s'il arrivait à M. l'Abbé Mériais, qui professait en 3ème de distribuer des vers à scander (c'était sa spécialité) au grenadier qu'il surprenait en action de lancement, il n'en était pas moins l'objet, de la part de ses élèves, d'un unanime et affectueux respect.

Rappeler le nom de M. l'Abbé Mériais sans un mot de reconnaissance serait une ingratitude et une injustice. Indulgent sans faiblesse, bon sans effort, chrétien dans le sens le plus humain du terme, il marqua son long séjour à Saint-Malo par d'innombrables actes d'un apostolat aussi bienfaisant qu'il s'efforçait de le rendre discret. « Dilectus Deo et hominibus » ! s'écria dans, la chaire de la cathédrale de Saint-Malo M. l'Archiprêtre Brûlé, Curé de la paroisse, le jour de ses funérailles qui rassemblaient autour de son cercueil une affluence que l'église n'avait pu contenir. Oui ! Il était aimé de Dieu et des hommes, et sa disparition creusa un grand vide comme celle de M. le Chanoine Gallais, devenu Principal du Collège, après avoir, avec beaucoup de distinction, enseigné l'histoire à nombre de générations.

L'action bienfaisante de tels maîtres n'a pas cessé avec leur disparition prématurée. Leur oeuvre s'est prolongée dans les âmes qu'ils ont modelées par leur enseignement et leurs exemples. Aux heures lourdes de l'existence, leur souvenir n'est-il pas un réconfort qui apaise le regret que l'on éprouve à ne plus les avoir pour guides ?

Combien de fois n'arrive-t-il pas, au hasard d'une rencontre avec un ancien condisciple, d'évoquer leur mémoire et de constater qu'elle est restée gravée dans l'esprit d' anciens élèves dont certains ont été appelés à remplir de très hautes fonctions dans l'Église, dans l'Administration ou dans l’État.

A l'exception de l'appartement du Principal et des chambres du sous-Directeur et du Surveillant général situés dans le vieil hôtel « . Le Fer de Beauvais », les locaux réservés aux professeurs à usage d'habitation étaient aussi remarquables par leur originalité que le reste de l'établissement. Plusieurs étaient desservis par des escaliers en spirale, munis d'une corde lisse en guise de rampe, comme on en voyait dans nombre d'immeubles de Saint-Malo, et qui donnaient à ceux qui en gravissaient les degrés l'impression de grimper dans une mâture. D'autres se distinguaient par leur situation particulière. Parmi ces derniers se classait la chambre de M. l'Abbé Giffard, qui cumulait les fonctions de professeur de 6ème avec celles de directeur de la psallette.

Cette chambre, boyau obscur dont la fenêtre était aspectée en direction de l'Église, formait à elle seule, en se rétrécissait vers le Sud l'angle aigu qui s'avançait comme l'avant d'un navire entre la rue Mahé-de-la Bourdonnais et la ruelle que nous désignions par dérision sous le nom de Boulevard Pélicot, sensiblement élargi aujourd'hui.

La chambre de M. l'Abbé Giffard n'était pas seulement originale par sa configuration, elle l'était encore par son voisinage immédiat, au haut de la rue du Pélicot, avec la petite maison où la veuve d'un de nos plus distingués cochers ,de fiacre de l'époque, réputé non sans vraisemblance pour être marquis authentique, fournissait du tabac de contrebande et des allumettes de fraude à une clientèle aussi nombreuse que choisie, parmi laquelle le Collège figurait en bonne place.

Quant à la chambre de M. l'abbé Sorre, dont la fenêtre ouvrait au premier 'étage de la rue Mahé-de-la-Bourdonnais, à peu près en face de la porte d'entrée de la cour, des Minimes, c'était une autre particularité qui la rendait remarquable, autant qu'elle était d'une habitation désagréable pour son sympathique occupant : elle était contiguë avec la salle d'armes où le Maître Cattiaux, du 47ème régiment d'infanterie, donnait ses leçons d'escrime. C'était donc au bruit des battements de fer et du choc des talons contre le -plancher qui ébranlaient l'édifice, que notre professeur de seconde, de si chère mémoire, corrigeait nos dissertations et préparait ses classes. Bien qu'il ne le manifestât pas, nous savions qu'il, avait le sport des armes en horreur : aujourd'hui nous comprenons mieux combien cette aversion était motivée.

Mais, quel est donc ce professeur dont la chambre ouvrait sur un réduit aménagé dans l'escalier et qui renfermait, avec brosses et cirage, tous les accessoires destinés à donner de l'éclat aux chaussures ? Les pénitents de ce bon maître, après avoir terminé leur examen de conscience sur les marches voisines de sa porte, ne manquaient pas de profiter de l'occasion qui s'offrait à eux. Aussi ne descendaient-ils pour rentrer à l'étude qu'avec une âme toute blanche et des souliers noircis.

Mais beaucoup de ceux qui auront l'occasion de lire ces lignes, n'auront pas eu l' inappréciable avantage d'avoir connu le Collège dans ses vieux murs. Aussi, dans leur esprit, pourra-t-il naître des doutes rétrospectifs sur la façon dont les règles de l'hygiène et de la discipline pouvaient bien être observées dans une maison dont les locaux se prêtaient si peu, à la réalisation . de ces deux conditions essentielles au bon fonctionnement d’un établissement scolaire.

Que leurs craintes relatives à la santé des élèves soient immédiatement dissipées ! Au Collège de Saint-Malo, il n'y avait jamais de malades, précisément, parce qu'on ne s'y chauffait pas. C'est du moins ce que vous affirmeront les dépositaires les plus authentiques des traditions malouines que la congestion guette par atavisme, rien qu'à la vue de deux morceaux de bois en ignition dans une cheminée, même par les froids les plus rigoureux.

Si les règles de l'hygiène n'étaient que sommairement respectées dans la vieille maison, le vent du large en rendant l'observation stricte tout à fait inutile, il faut cependant reconnaître qu'il existait dans les vieux bâtiments une pièce destinée, en principe, à usage d'infirmerie. Elle était située au premier étage de l'immeuble qui bornait au Nord la cour des Minimes, donc au-dessus de la petite salle du rez-de-chaussée qui servait à la classe de philosophie.

Cette infirmerie était confiée aux soins des sœurs de la Providence dont l'activité bienfaisante avait heureusement bien d'autres moyens de se manifester.

La Supérieure de ces religieuses était communément appelée par les élèves la sœur Marcou, ou par une abréviation habituelle, Marcou. Ce serait une erreur de croire que c'était là un nom qui, en religion, pouvait avoir un rapport quelconque avec le saint Abbé contemporain du roi Childebert, qui fonda dans le diocèse de Coutances le monastère de Nanteuil et mourut en 558. Ce nom avait une origine exclusivement profane. Il avait été suggéré à la malignité des élèves par une observation qui, aurait été digne d'inspirer le crayon de Forain : la bonne Supérieure avait un visage qui, par sa forme et sa largeur, rappelait étrangement le crâne d'un chat dont elle portait aussi les moustaches.

Ce souvenir nous amène sans transition à parler de la discipline qui, comme d'usage, était confiée à un surveillant général. Nous venons de dire que l'on aurait pu, sans inconvénient, supprimer l'infirmerie, puisqu'il n'y avait jamais de malades au Collège de Saint-Malo. La vérité nous oblige au contraire à avouer que les fonctions exercées avec un zèle vigilant par M. l'Abbé Raffray étaient d'une utilité absolue. C'est par déférence que nous lui restituons le nom qui était le sien puisqu'il le tenait de l'honorable famille mélorienne à laquelle il appartenait. Mais ce n'était pas celui dont usaient pour le désigner, non seulement les élèves, mais quelquefois aussi par habitude et inadvertance, les parents qui,' ayant à s'entretenir avec -lui des frasques de leurs fils, s'oubliaient jusqu'à l'appeler « M. Raton », ce qui, sur le moment, ne devait pas manquer de provoquer quelque gêne entre les interlocuteurs.

Tout le monde sait que dans les collèges, les élèves trouvent aussi facilement des surnoms à leurs maîtres qu'aux armées les soldats à leurs chefs. César et Napoléon ne sont pas diminués dans l'opinion de la postérité pour être souvent appelés dans l'histoire comme ils l'étaient dans les camps par les légionnaires et les grognards. Nous estimons donc que ce n'est pas manquer à la mémoire de M. Raton - pardon,'de M. l'Abbé Raffray que de lui conserver ici le surnom qui évoque, à l'esprit de ceux qui l'ont connu, l'exceptionnelle et méritoire activité qu'il déployait dans l'exercice de ses fonctions.

Les élèves du Collège de Saint-Malo, dont beaucoup étaient de vieille souche malouine, étaient tout à fait dignes de lui comme il était digne d'eux : nous entendons par là qu'il y avait équivalence - dans un sens contraire s'entend entre surveillant et surveillés. Or, le surveillant avait un don d'ubiquité qui lui permettait de faire face en même temps et partout aux entreprises les plus variées issues du cerveau des jeunes compatriotes des grands ancêtres imaginatifs que furent Lamennais et Chateaubriand. M. l'Abbé Raton pouvait à la fois découvrir dans les coins les plus cachés de l'établissement, l'élève qui venait d'être mis à- la porte d'une classe, le conduire au séquestre, l'y enfermer, tomber à l'autre extrémité des bâtiments sur des amateurs de tabac anglais qui, en se rendant à la leçon de dessin, fumaient une cigarette de fraude achetée chez Mme. la Marquise de F..., entrer dans une étude pour réprimer un début de chahut, surveiller les sorties de classes, et tout cela dans des locaux dont la diversité et l'enchevêtrement rendaient ses fonctions d'une difficulté qui aurait été insurmontable pour tout autre que lui.

Son activité ne se limitait d'ailleurs pas à l'intérieur de la Maison : au dehors elle était tout aussi redoutable. Pendant les promenades très rapides du dimanche, avant et après les offices (celle qui suivait la grand'messe et était dirigée par M. l'Abbé Sorre est demeurée gravée dans la mémoire des anciens, pas très nombreux aujourd'hui, qui y ont participé, au moment où une farce longuement préparée ou inspirée par une circonstance imprévue était en voie d'exécution ou venait d'être réalisée, Raton nous tombait dessus.

Bien plus, avec un pouvoir de simultanéité qui, à ce degré, n'appartenait qu'à lui, les externes le voyaient surgir devant eux en ville ou même en dehors des murs, alors qu'à ce moment précis, ils savaient qu'il devait être nécessairement retenu dans l'Établissement par un devoir de sa lourde charge.

Combien sommes nous encore à avoir conservé le souvenir des combats singuliers auxquels se livraient quelquefois par atavisme, des jeunes dont les ascendants n'avaient pas précisément passé leur existence sur un rond de cuir ni vécu dans la quiétude anémiante des bureaux ? Pour certains règlements de compte, assez fréquents autrefois à Saint-Malo, la coutume voulait qu'on se donnât rendez-vous « derrière les bois ». Il fallait entendre par là l'espace de largeur' limitée qui s'étendait entre les brise-lames situés au pied de l'Éventail, beaucoup plus nombreux à l'époque, et le mur de l'esplanade. Les élèves du Collège originaires de la ville ou de la région avaient recueilli cette tradition à laquelle il leur arrivait de se conformer pour vider leurs petites querelles.

Il nous souvient d'une loyale explication à coups de poings qui eut lieu là, entre nos camarades H. J. qui, par sa mère, avait une hérédité malouine de tout premier ordre, et P.P., lui aussi de la région, devenu depuis docteur en médecine et aujourd’hui maire d'une commune de la Seine-inférieure.

Il ne faut pas supposer que ce fut là un, de ces vulgaires combats de boxe comme on en voyait se livrer dans les rues de Londres entre gens du commun. Non pas ! Dans cette rencontre organisée suivant le cérémonial d'usage, rien n'avait été oublié : il y avait même des témoins, et comme les acteurs n'étaient pas encore en âge de se présenter sur le terrain revêtus de la redingote et le chef surmonté du chapeau de soie, ils s'étaient mis en uniforme ! Tout se passa avec la plus impeccable correction, et bien entendu se termina par une réconciliation sans la moindre trace d'amertume.

Malheureusement, Raton, qui était sur les murs, n'avait rien perdu du spectacle. Aussi, à peine les antagonistes, suivis de leurs témoins, eurent-ils franchi la porte du Collège, qu'ils reçurent les chaleureuses félicitations du Surveillant général accompagnées des sanctions les plus variées dont les combattants ne recueillirent que la moindre part, ce qui au fond était tout à fait équitable, les meurtrissures qu'ils portaient témoignant suffisamment, du prix qu'ils avaient payé leur infraction à la discipline.

Et voilà pourquoi M. l'Abbé Raton reste lié au vieux Collège par tous les souvenirs qu'il y a laissés. Il en fait pour ainsi dire partie intégrante. Les vétérans ne conçoivent guère l'Etablissement sans lui et, quand ils évoquent entre eux leurs jeunes années, toujours la même phrase revient au début de la conversation : « Te rappelles tu le jour où Raton... ».

Et c'est ainsi que le plus vigilant et le plus actif des surveillants généraux est passé à la postérité.

Il nous a été agréable de contribuer à maintenir présents à la mémoire de la génération, qui nous succède quelques détails caractéristiques de la vieille maison où s'est formée notre jeunesse, de même que ce fut une joie pour nous de raviver à grands traits quelques-unes des silhouettes de ceux qui furent nos maîtres, il y a plus d'un demi-siècle. Sans doute tout cela paraîtra-t-il bien démodé, peut-être même irréel, aux yeux des jeunes de 1952. Qu'ils veuillent bien se rappeler que le Collège de Saint-Malo d'autrefois ne pouvait pas ressembler aux autres, puisqu'il était fait à l'image d'une ville qui se distinguait entre toutes. Qu'ils veuillent bien se souvenir aussi que dans les bâtiments inconfortables où des générations les ont précédés, des intelligences ont pris leur essor et des caractères se sont trempés qui ont permis aux « Anciens » de ne pas être inférieurs à leurs destinées et de remplir avec éclat les plus hautes fonctions quand elles leur étaient confiées.

Jean Martin
Ancien bâtonnier de l'Ordre des Avocats

 *  texte numérisé par Jean-Paul Trotin depuis un fascicule édité par l'imprimerie A. Liorit de Dinard vraisemblablement en 1952

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Dernière mise à jour :  09 juillet, 2005  -  Contact